Interrogeant la question du collectif, de la fondation et de la pérénisation d'un collectif, enquêtant sur les conditions de sa force ou de sa faiblesse, nous avons souhaité au-delà du champ artistique, tendre cette question au niveau social et politique. Aussi avions-nous demandé à Salam de prendre contact avec des urbanistes activistes, nous permettant de comprendre comment les gens s'organisent collectivement pour vivre.
Singulièrement en Egypte, l'Etat est omniprésent du point de vue de la sécurité de l'Etat et des institutions en place (forte visibilité des forces de police, de l'armée, des check point protégeant certaines rues, où pouvant fermer à tout moment la place Tahrir, sans compter les indicateurs des services de renseignements, les "moukhabarat" infiltrés un peu partout, des arrestations sur délation et des jugements de civils par des tribunaux militaires...) mais hors du contrôle, l'Etat est absent de la vie des gens, d'une préocupation réelle pour le Bien Commun, en dehors des mascarades de Congrès Economique à Charm-el-Cheikh, comme il s'en est tenu un la semaine dernière, pour attirer les investisseurs et rassurer quant à la stabilité de l'Egypte...
Les gens s'organisent donc pour vivre et les secteurs informels du logement, de l'économie, de la culture concerne l'essentiel de la vie égyptienne, au point qu'il existe en Egypte un "Ministère des Installations Informelles !"
L'Etat tente sans cesse de contrôler la vie, mais elle déborde constamment et les égyptiens ont l'habitude de transformer les impositions de l'Etat pour les rendre habitables...
Ahmed Zaazaa, architecte, urbaniste activiste et ami de Salam enquête sur les transformations sociales, politiques et économiques, et cherche à décoder des éléments de transformations menées par les gens, notamment habitants à bas revenus dans les logements sociaux, ou par les vendeurs ambulants et les gens dans l'espace public après la Révolution. Ils nous a ainsi donné quelques clés de lecture de la ville et de la manière dont les cairotes l'habitent.
Historiquement, les Zabalines, littéralement "les gens des poubelles" ont pris en charge, spontanément des charges qui incombent en principe à l'Etat. Issue de l'exode rural de paysans arrivés il y a une cinquantaine d'année sur les pentes de la colline de Moqattam au Caire, la communauté des Zabalines a, pour subsister, commencé à collecter les ordures et à les trier pour les recycler, organisant tout un quartier autour de cette activité. Et d'après Ahmed Zaazaa, les "chiffoniers du Caire" prennent aujourd'hui en charge 17% des déchets produits par la mégalopole du Caire qui compte 22 millions d'habitants, "ce qui est énorme pour une organisation informelle".
"Le cas des Zabalines est unique mais nous avons bien, ici en Egypte, un état informel, un système populaire si vous voulez... Pour vous donner un exemple très cocnret, si vous vous installez dehors, que vous posez une chaise entre deux voitures : cet espace devient vôtre, personne ne s'y garera. C'est de cette manière qu'en Egypte, de la base jusqu'au sommet de la société - chacun occupe et transforme l'espace public, se l'appropriant et le détournant de son usage premier pour habiter la ville. C'est un système complet et l'économie informelle représente à peu près 4 milliards de revenus.
Le système essaie constament de contrôler, d'encadrer et de poser des limites,des murs et les gens ne les font pas tomber, ne protestent pas contre les barrages, mais pour vivre, là où il y a des murs, ils font des trous et multiplient les inventions pour traverser les barrières.
Je vais vous donner trois exemples.
- Le préiphérique est une autoroute de 8 voies, qui a été construite pour tenter de limiter l'expansion de la ville du Caire. Malgré tout, la ville pousse et des habitations ont été construites de l'autre côté du périphérique et les gens ont besoin de communiquer d'un bord à l'autre, ils traversent la route et c'est extrêmement dangereux, c'est évident. Mais quand bien même des murs encadrent l'autoroute, les gens construisent des escaliers pour les franchir et si l'état réhausse les murs, les gens vont simplement réhausser les escaliers. C'est comme une partie de tennis entre l'Etat et les gens, le peuple !
- Un second exemple concerne les logements. Il y a eu pendant la période de Nasser de grandes campagnes de construction de logements sociaux. Mais pour se faire, Nasser avait importé des plans de l'Union Soviétique et dans un T2, là où un russe vivait peut-être seul avec sa femme, des familles parfois nombreuses se sont installées. Ces immeubles ou d'autres construits plus récemment par l'Etat mais tout aussi inappropriés aux nécessités de la vie sont transformés par les habitants. Ils font ainsi beaucoup d'extension, en commençant par ouvrir des fenêtres puis à construire des balcons jusqu'à ajouter parfois un ou plusieurs étages. Un voisin commence par faire construire un balcon en fer forgé, un autre voisin l'imite puis un autre et par ce phénomène de contagion, organiquement, beaucoup d'immeubles construits par l'Etat sont profondéments transformés par les gens. Et l'Etat n'intervient pas spécialement, s'il le voulait, il pourrait interdire ces aménagements, mais où il n'est pas au courant ou il ferme les yeux. Toujours est-il que chaque fois que le système daigne donner ça, les égyptients vont prendre d'avantage. Il s'agit de négociations cachées.
Tout cela s'est retrouvé relféter pendant la Révolution dans l'organisation de la Place Tahrir. Les gens ont dû se débrouiller et s'organiser pour s'installer et vivre sur la place en commençant par ériger des tentes et des cabanes, puis à installer des toilettes, puis une clinique, un dépotoir, un QG, une scène de théâtre, un espace pour les médias, un autre pour les bloggeurs, un lieu pour les objets trouvés puis un coiffeur, une garderie pour les enfants, une prison pour les "baltagy", des galeries d'art, un mémorial aux martyrs... L'espace de la place a été entièrement requalifié, recréant une ville avec ses secteurs d'activités organisés autour des besoins des gens. Avant la Révolution aussi, les gens s'appropriaient les espaces publics mais là, ça a été porté à son comble.
-,Finalement, un troisième exemple peut-être donné par la Cité des Morts, les cimetières où vivent près de 2 millions d'habitants sur les 22 millions d'habitants que compte la capitale. Ils y construisent leurs maisons, leurs ateliers et leurs marchés...
Les transformations de l'espace ou des bâtiments publics, commencent en général par une personne, mais les besoins ou les problèmes sont collectifs et ce qui va être proposé comme une solution ingénieusement simple, va être réutilisée par tous.
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